7 SEPTEMBRE 1909

Lettre manuscrite de Pierre Albessard: 
"Mardi soir, 7 Septembre 1909
à bord du Quillota, en rade d'Iquique"

"Mon Cher Papa,

Le "Quillota" est arrivé à Iquique, et c'est avec plaisir que j'envisage la douce perspective de séjourner un mois dans un climat tempéré, de nous y reposer et changer un peu notre genre de vie et de nourriture. Notre séjour au Cap Horn a, en effet, été plutôt pénible; nous y sommes restés près de trois semaines pendant lesquelles nous avons été ballottés.



Le 14 Juillet, nous étions aux approches de l'Ile des Etats à l'est du Cap; aussitôt après avoir doublé les Etats, nous sommes rentrés dans les mauvais temps, avec grosse houle et fort vent debout de l'Ouest.
Obligés de mettre le cap au Sud, nous avons passé par 60° de latitude. Nous avons essuyé deux tempêtes épouvantables.

La première a commencé le vendredi 23 Juillet et duré près de trois jours; c'était un véritable ouragan, avec grains de neige et de grêle; la mer assez grosse embarquait continuellement à bord; les postes de l'équipage étaient envahis par l'eau; malles, coffres, tables, vêtements, matelas, tout surnageait. 
Les hommes étaient obligés de se mettre deux par couchette, celles du bas étant inhabitables.
Dans la cuisine, citerne, casseroles, rôtissoires, charbon, tout était noyé et il était impossible de rien faire cuire; aussi, pendant ces trois jours, ne nous sommes nous nourris que de conserves froides, boeuf bouilli et corned beef. 
Si encore nous avions eu du pain!
Mais il était impossible d'en faire et nous étions obligés de manger du biscuit de mer, qui, vraiment, n'était pas fameux.
Ajoutez à cela un froid terrible, des vêtements toujours mouillés, la fatigue causée par des mouvements continuels et vous aurez un petit aperçu de l'agrément que l'on a au Cap en hiver. Il est presque impossible de se tenir debout à cause du roulis; aussi met-on des filières pour se tenir debout.



Par moment, il y a des coups de roulis effrayants; le navire a tout un bord dans l'eau; tout ce qui est mal saisi, part, se brise. Dans ma pauvre cambuse, j'ai eu trois dame-jeannes de cassées, des barriques qui sautaient de leurs chantais, du tafias de perdu; enfin, c'était du frais!
Moi-même, j'ai failli me tuer deux ou trois fois, n'ayant pu me retenir à temps, je suis parti au coup de roulis, de ma chambre dans le spardeck, ai roulé par terre les deux pieds en avant heureusement, ai défoncé la cloison de la voilerie et passé au travers. Sur le moment, je me croyais mort!
Ce sont des accidents qui arrivent à tout le monde.
par gros temps, il est rare que chaque homme du bord ne soit un peu endommagé; des bosses sur la tête, entorses, etc.
C'est déjà beau que nous soyons tous arrivés à bon port.
La deuxième tempête, nous a surpris le 31 Juillet; nouvelle édition des malheurs qui nous étaient déjà arrivés, mais en plus mauvais encore; notre misaine est partie, les écoutes de huniers fixes ont cassé; petit foc déchiré, etc...



Une mer épouvantable; ce n'étaient pas des lames, mais de vraies montagnes d'eau, qui s'avançaient à l'encontre du navire.



Nous n'avons pas encore été les plus malheureux; le quatre-mats "Almendral", un Bordes, est arrivé en même temps que nous, le 26 Août à Iquique, avec 140 jours de traversée. 
Le navire a "engagé", c'est à dire qu'il avait pris tellement de bande qu'il ne pouvait plus se relever. Tout l'équipage a failli périr, et, ici, on croyait déjà le navire perdu.




Il a perdu deux jeux de voiles et ici, où en ce moment il y a douze navires Bordes, chacun est obligé de lui céder des voiles.



A bord de la "Persévérance" qui était avec nous à Anvers, il y a trois hommes de morts, dont deux qui étaient à bord du "Quillota" le voyage dernier; quatre autres sont à l'hôpital et trois en prison, vous voyez ce qui reste à bord.
A part deux ou trois petits incidents, notre équipage est rentré dans le calme; il s'est très bien conduit au Cap.
Ce métier est dur évidemment; je ne puis cependant m'en dégoûter et je regretterai toujours la navigation à voiles quand je serai sur les vapeurs.
Que de fois, au Cap, j'ai songé à vous autres et regretté ce bel été que vous avez dû passer agréablement, alors que j'avais les pieds et les mains gelées; car on a beau se couvrir, on se gèle!...




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à suivre...

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